Comment est née l’idée du film ?
J’ai eu envie d’écouter ces personnes âgées que notre société occidentale, centrée sur le productivisme et le profit, ne considère souvent plus que comme un problème.
Pourtant, ces gens ont une expérience de vie bien plus grande que la nôtre ; ils représentent une richesse énorme mais, en dehors des relations que l’on a avec les membres de nos familles, on ne les entend pas. J’ai voulu leur donner la parole.
J’aime prêter l’oreille à ceux qui ne s’expriment pas – les personnes sans-abris dans Au bord du monde, les personnes en situation de prostitution dans Au cœur au bois… Aller vers l’autre, découvrir celui qui est différent de moi, c’est ce qui me donne envie de faire des documentaires.
Le panel des personnes que vous avez rencontrées est vaste. Quels étaient vos critères ?
C’est quoi être vieux ? À quel âge l’est-on ? C’est une question dont nous avons beaucoup débattu avec Laurent Lavolé, mon producteur. Devions-nous nous concentrer sur les centenaires qui sont plus de vingt mille en France ?
Le choix nous semblait trop théorique. Nous sommes tombés d’accord pour rencontrer des personnes nées avant le début de la deuxième guerre mondiale. C’était intéressant de recueillir leurs souvenirs : elles avaient vécu ce qu’était le monde avant 1939 et pouvaient témoigner du changement radical opéré à partir de cette date.
De fil en aiguille, l’éventail s’est élargi : les plus jeunes ont à peine quatre-vingt ans et la plus âgée en a cent deux.
Comment avez-vous orchestré ces rencontres ?
Dès le départ, il s’est agi de faire un voyage à travers la France : du témoignage d’un baron à celui d’un ouvrier en passant par celui d’un immigré. Un tour de France des personnes âgées qui raconte en filigrane l’histoire du pays et sa transformation au fil des décennies…
Tout cela sans aucune prétention d’exhaustivité. Ce serait impossible. Je le dis toujours à propos de mes documentaires : « Ce n’est pas un film sur une thématique mais sur quelques personnes que j’ai rencontrées, avec un point de vue différent pour chacune. »
Les rencontres se sont beaucoup faites par le bouche-à-oreille et grâce à un formidable travail de prises de contact de l’équipe de production… Les « profils » se remplissaient peu à peu. Comme je tenais, par exemple, à interviewer d’anciens mineurs, ils ont contacté des associations en Alsace et dans le Nord de la France. Et ainsi de suite.
Il a fallu ensuite organiser un parcours assez précis. Généralement , nous roulions durant deux ou trois cent kilomètres le matin et arrivions en début d’après-midi chez les personnes. Nous dormions sur place et reprenions la route le lendemain matin.
Nous sommes allés partout : en Alsace, en Bretagne, au Pays Basque, en Auvergne, en Corrèze, dans le Cantal, Les Cévennes, les Alpes, la Corse… Mais malheureusement pas en outre-mer, pour des raisons de coûts de production.
Aviez-vous discuté en amont avec ces gens ?
Le moins possible. Comme pour mes documentaires précédents, j’ai fait, au contraire, en sorte de ne pas les connaître et de les découvrir en les filmant. J’aime arriver chez eux sans quasiment rien savoir, installer ma caméra, dire « Bonjour, qu’avez-vous fait aujourd’hui ? », et les amener à parler.
J’ai l’impression que si j’entrais en contact avec ces personnes avant de les filmer, si nous discutions ensemble, leurs confidences seraient moins fortes, la découverte et la surprise, moins intenses… De la même façon, je ne prépare jamais de questions à l’avance.
L’exemple que je donne toujours est qu’on ne prépare pas de questions lorsqu’on invite des amis à dîner. Là, c’est pareil. La seule chose importante, pour moi, est que ces personnes soient enthousiastes à l’idée de participer. C’est essentiel. Tous les intervenants ne sont pas forcément de bons clients…
Bien sûr. C’est le risque de ne pas faire de « casting » en amont. Mais c’est comme cela que j’aime procéder. Découvrir des personnes pendant que la caméra tourne. Certains se révèlent de vrais personnages de cinéma et d’autres sont plus effacés.
Mon travail consiste alors à les mettre en confiance et à faire en sorte qu’ils oublient la caméra. Sylvain Leser et moi filmons en plans fixes, avec un équipement très discret, sans éclairage. Je prends moi même le son avec une perche sur pied et un micro HF.
Je pense que les gens se sentent gratifiés lorsqu’on les écoute. Rapidement, ils sont heureux de pouvoir partager leurs idées et leurs souvenirs. Notamment les personnes âgées qui souffrent terriblement du peu d’intérêt qu’on leur accorde. La société a pris l’habitude de ne donner de la valeur à l’être humain que s’il est riche ou productif.
Beaucoup d’entre eux vous livrent des réflexions auxquelles on ne s’attendrait pas. Avec beaucoup de liberté et d’abandon…
Il est parfois plus simple de se confier à un « inconnu de passage » qu’à un proche. D’une certaine manière, il y a moins de risques, car pas d’enjeu relationnel. Certains spectateurs ont d’ailleurs été étonnés d’entendre leurs parents ou leurs grands-parents évoquer des événements ou formuler des réflexions dont ils n’avaient aucune idée.
Comme si vous accouchiez leur parole.
Oui, j’aime bien m’imaginer comme un maïeuticien de la parole. Je suis convaincu que chacun porte quelque chose en lui. Je me souviens particulièrement d’un voyage en taxi avec un chauffeur cambodgien.
Nous commençons à discuter et il me raconte qu’en fuyant le régime de Pol Pot avec son frère, celui-ci a été abattu dans une forêt ; il a dû se cacher durant quarante-huit heures sous le corps de son frère avant de pouvoir poursuivre sa fuite.
Le récit de cet homme m’a bouleversé. On monte dans un taxi et on se dit que le gars qui conduit est juste un chauffeur. Et soudain, on se rend compte que son histoire est bien plus forte que la nôtre. Voilà ce qui me donne envie de réaliser des documentaires : faire entendre la voix des personnes discrètes, celles qui ne jouent pas coudes pour s’imposer sur le devant de la scène.
Les Vieux s’ouvrent sur un monde en disparition : ce baron, par exemple, dont les enfants refusent de prendre en charge l’entretien du château à sa disparition. « C’est fini, tout ça. La noblesse n’existe plus, Il n’y a plus de roi », dit le vieil homme avec une pointe de désenchantement.
Dès le départ, il nous embarque dans une espèce de conte ; un monde révolu, en dehors du temps, mais qui n’en a pas moins existé. Je trouvais bien de démarrer le film sur cette note.
Assez vite, la plupart des confidences dévient sur la guerre. Parce que, pour la majorité de ces gens, ça a été une expérience incroyable : elle est celle qui les a le plus marqués, plus que le progrès dont* ils ne font pas beaucoup état.
Certains ont des souvenirs très positifs, comme Joseph Thollot que les prisonniers allemands portraient sur leurs épaules. Mon père, qui avait six ans à la fin de la guerre m’a, lui aussi, souvent raconté qu’il adorait les soldats américains parce qu’ils l’autorisaient à grimper sur leurs chars.
D’autres, comme Andja, cette dame serbe, qui a tout le temps peur de tout, sauf, dit-elle, de la mort, sont restés traumatisés pour toujours. Chacun a vécu les événement différemment, selon son caractère.
Il y a ainsi cette femme de confession juive, ancienne maître de conférence, restée seule après la rafle de sa famille, qui salue le geste d’un homme venu lui serrer la main le premier jour où elle a porté l’étoile jaune et qui se remémore ses paroles : « Mademoiselle, j’ai honte d’être français ».
« La guerre, dit-elle, c’est le seul truc important. Le reste, c’est du roman », ajoutant que durant les six années qu’a duré le conflit, c’est le seul signe d’empathie qu’elle ait reçu. Ou encore cette femme alsacienne à laquelle les Allemands interdisaient de parler le français…
Leurs récits me confortent dans l’idée que l’Histoire n’existe qu’à travers ce qu’ont ressenti les individus. L’histoire qu’on nous enseigne dans les manuels scolaires n’est finalement qu’une synthèse d’évènements que personne n’a réellement vécus.
En soi, le souvenir collectif n’existe pas. Je suis un fervent lecteur d’Eric Vuillard : sa manière de raconter l’histoire par l’expérience individuelle de quelques simples citoyens, comme il le fait dans « 14 juillet », par exemple, est passionnante.
Curieusement, les personnes qui se livrent devant la caméra, se plaignent peu.
Oui, contrairement aux idées reçues, les vieux se plaignent peu. Il est même extraordinaire de voir à quel point ils sortent des cases dans lesquelles on aimerait vouloir les ranger.
Certains évoquent, souvent avec beaucoup d’humour, d’anciens problèmes sociétaux qui reviennent dans l’actualité : on pense à cette fratrie d’octogénaires qui s’amuse encore des bisbilles entre école confessionnelle et école publique à une époque où fréquenter cette dernière était particulièrement mal vu.
Cela montre bien le caractère endémique des clivages sociétaux : ils s’atténuent un peu au fil du temps mais reviennent, s’atténuent de nouveau puis s’exacerbent… C’est toute la complexité du monde que décrit cette fratrie au moment où public et privé s’affrontent à nouveau aujourd’hui autour de l’éducation.
De même, j’adore le témoignage de cet ancien parachutiste Béarnais qui explique que, si l’on parle français dans sa région, c’est à la légèreté des femmes qu’on le doit. On est complètement dans le politiquement incorrect. Un homme plus jeune ne dirait jamais ça.
Le film est aussi une manière d’appréhender l’évolution des mentalités.
Avec ce couple de Bretons, lui communiste préférant voir la femme au foyer et elle gaulliste qui s’engage pour le matriarcat et l’indépendance des femmes, on est également loin du rationalisme des applications de rencontre.
Ils sont fantastiques, les Pencalet ! Aux antipodes de la rationalisation du monde que l’on voudrait nous imposer. L’être humain a besoin de contradictions, de hasards.
Ces gens nous montrent à quel point il est important de garder le mystère de la vie.
Autre couple passionnant, ces retraités qui, bien avant les débats autour de la délinquance, ont créé une association pour les enfants défavorisés après avoir été cambriolés par plusieurs d’entre eux, et qui revendiquent leur place dans la société.
« On a encore des choses à faire et à donner », disent-ils. Oui, ce sont les Erny, de Colmar. Quel exemple d’humanisme ! Pour avoir été cambriolé, je sais à quel point cette expérience est violente. Et pourtant, la première réaction de Marcelle et Jean-Jacques a été de se dire que les jeunes ont commis cet acte parce qu’ils étaient désœuvrés pendant les grandes vacances.
Ils ont donc organisé des activités sportives pour eux. Une sorte de centre de loisirs avec les moyens du bord. Au fil des ans, cette institution s’est développée et est devenue une véritable institution à Colmar. C’est merveilleux de se dire qu’en ne cédant pas à la colère, on peut transformer une expérience traumatisante en quelque chose de beau.
Beaucoup des intervenants du film évoquent leur disparition avec une certaine sérénité. De quoi apaiser nos propres angoisses vis-à-vis de la mort ?
D’une certaine manière, cette idée d’écouter ces gens qui sont en avance par rapport à nous sur le chemin de la vie était sans doute liée à l’envie de lutter contre cette crainte que j’ai et qu’ont beaucoup de gens face à la perspective de notre disparition.
Il me semble qu’avec l’âge, certaines personnes parviennent à avoir moins peur de l’échéance. Il y en a même qui sont très détendues par rapport à cela. Elles ont le sentiment d’avoir accompli quelque chose -parfois les choses les plus simples-, ou, comme Denise Darribère, les plus ultimes...
C’est extraordinaire , par exemple, de l’entendre parler en riant, avec une telle paix, de donner son corps à la science en interpellant le spectateur pour l’exhorter à faire de même. Elle est morte à présent et je me dis qu’elle doit bien se marrer dans cette chambre froide à attendre.
Il y a des personnes qui sont au contraire terriblement angoissées, comme Roland qui dit avoir acheté « Suicide mode d’emploi » et qui ajoute « J’ai la solution ». Ça reste un problème très personnel. On ne peut pas faire autrement que d’être seul face à cette perspective.
J’ai eu envie d’écouter ces personnes âgées que notre société occidentale, centrée sur le productivisme et le profit, ne considère souvent plus que comme un problème.
Pourtant, ces gens ont une expérience de vie bien plus grande que la nôtre ; ils représentent une richesse énorme mais, en dehors des relations que l’on a avec les membres de nos familles, on ne les entend pas. J’ai voulu leur donner la parole.
J’aime prêter l’oreille à ceux qui ne s’expriment pas – les personnes sans-abris dans Au bord du monde, les personnes en situation de prostitution dans Au cœur au bois… Aller vers l’autre, découvrir celui qui est différent de moi, c’est ce qui me donne envie de faire des documentaires.
Le panel des personnes que vous avez rencontrées est vaste. Quels étaient vos critères ?
C’est quoi être vieux ? À quel âge l’est-on ? C’est une question dont nous avons beaucoup débattu avec Laurent Lavolé, mon producteur. Devions-nous nous concentrer sur les centenaires qui sont plus de vingt mille en France ?
Le choix nous semblait trop théorique. Nous sommes tombés d’accord pour rencontrer des personnes nées avant le début de la deuxième guerre mondiale. C’était intéressant de recueillir leurs souvenirs : elles avaient vécu ce qu’était le monde avant 1939 et pouvaient témoigner du changement radical opéré à partir de cette date.
De fil en aiguille, l’éventail s’est élargi : les plus jeunes ont à peine quatre-vingt ans et la plus âgée en a cent deux.
Comment avez-vous orchestré ces rencontres ?
Dès le départ, il s’est agi de faire un voyage à travers la France : du témoignage d’un baron à celui d’un ouvrier en passant par celui d’un immigré. Un tour de France des personnes âgées qui raconte en filigrane l’histoire du pays et sa transformation au fil des décennies…
Tout cela sans aucune prétention d’exhaustivité. Ce serait impossible. Je le dis toujours à propos de mes documentaires : « Ce n’est pas un film sur une thématique mais sur quelques personnes que j’ai rencontrées, avec un point de vue différent pour chacune. »
Les rencontres se sont beaucoup faites par le bouche-à-oreille et grâce à un formidable travail de prises de contact de l’équipe de production… Les « profils » se remplissaient peu à peu. Comme je tenais, par exemple, à interviewer d’anciens mineurs, ils ont contacté des associations en Alsace et dans le Nord de la France. Et ainsi de suite.
Il a fallu ensuite organiser un parcours assez précis. Généralement , nous roulions durant deux ou trois cent kilomètres le matin et arrivions en début d’après-midi chez les personnes. Nous dormions sur place et reprenions la route le lendemain matin.
Nous sommes allés partout : en Alsace, en Bretagne, au Pays Basque, en Auvergne, en Corrèze, dans le Cantal, Les Cévennes, les Alpes, la Corse… Mais malheureusement pas en outre-mer, pour des raisons de coûts de production.
Aviez-vous discuté en amont avec ces gens ?
Le moins possible. Comme pour mes documentaires précédents, j’ai fait, au contraire, en sorte de ne pas les connaître et de les découvrir en les filmant. J’aime arriver chez eux sans quasiment rien savoir, installer ma caméra, dire « Bonjour, qu’avez-vous fait aujourd’hui ? », et les amener à parler.
J’ai l’impression que si j’entrais en contact avec ces personnes avant de les filmer, si nous discutions ensemble, leurs confidences seraient moins fortes, la découverte et la surprise, moins intenses… De la même façon, je ne prépare jamais de questions à l’avance.
L’exemple que je donne toujours est qu’on ne prépare pas de questions lorsqu’on invite des amis à dîner. Là, c’est pareil. La seule chose importante, pour moi, est que ces personnes soient enthousiastes à l’idée de participer. C’est essentiel. Tous les intervenants ne sont pas forcément de bons clients…
Bien sûr. C’est le risque de ne pas faire de « casting » en amont. Mais c’est comme cela que j’aime procéder. Découvrir des personnes pendant que la caméra tourne. Certains se révèlent de vrais personnages de cinéma et d’autres sont plus effacés.
Mon travail consiste alors à les mettre en confiance et à faire en sorte qu’ils oublient la caméra. Sylvain Leser et moi filmons en plans fixes, avec un équipement très discret, sans éclairage. Je prends moi même le son avec une perche sur pied et un micro HF.
Je pense que les gens se sentent gratifiés lorsqu’on les écoute. Rapidement, ils sont heureux de pouvoir partager leurs idées et leurs souvenirs. Notamment les personnes âgées qui souffrent terriblement du peu d’intérêt qu’on leur accorde. La société a pris l’habitude de ne donner de la valeur à l’être humain que s’il est riche ou productif.
Beaucoup d’entre eux vous livrent des réflexions auxquelles on ne s’attendrait pas. Avec beaucoup de liberté et d’abandon…
Il est parfois plus simple de se confier à un « inconnu de passage » qu’à un proche. D’une certaine manière, il y a moins de risques, car pas d’enjeu relationnel. Certains spectateurs ont d’ailleurs été étonnés d’entendre leurs parents ou leurs grands-parents évoquer des événements ou formuler des réflexions dont ils n’avaient aucune idée.
Comme si vous accouchiez leur parole.
Oui, j’aime bien m’imaginer comme un maïeuticien de la parole. Je suis convaincu que chacun porte quelque chose en lui. Je me souviens particulièrement d’un voyage en taxi avec un chauffeur cambodgien.
Nous commençons à discuter et il me raconte qu’en fuyant le régime de Pol Pot avec son frère, celui-ci a été abattu dans une forêt ; il a dû se cacher durant quarante-huit heures sous le corps de son frère avant de pouvoir poursuivre sa fuite.
Le récit de cet homme m’a bouleversé. On monte dans un taxi et on se dit que le gars qui conduit est juste un chauffeur. Et soudain, on se rend compte que son histoire est bien plus forte que la nôtre. Voilà ce qui me donne envie de réaliser des documentaires : faire entendre la voix des personnes discrètes, celles qui ne jouent pas coudes pour s’imposer sur le devant de la scène.
Les Vieux s’ouvrent sur un monde en disparition : ce baron, par exemple, dont les enfants refusent de prendre en charge l’entretien du château à sa disparition. « C’est fini, tout ça. La noblesse n’existe plus, Il n’y a plus de roi », dit le vieil homme avec une pointe de désenchantement.
Dès le départ, il nous embarque dans une espèce de conte ; un monde révolu, en dehors du temps, mais qui n’en a pas moins existé. Je trouvais bien de démarrer le film sur cette note.
Assez vite, la plupart des confidences dévient sur la guerre. Parce que, pour la majorité de ces gens, ça a été une expérience incroyable : elle est celle qui les a le plus marqués, plus que le progrès dont* ils ne font pas beaucoup état.
Certains ont des souvenirs très positifs, comme Joseph Thollot que les prisonniers allemands portraient sur leurs épaules. Mon père, qui avait six ans à la fin de la guerre m’a, lui aussi, souvent raconté qu’il adorait les soldats américains parce qu’ils l’autorisaient à grimper sur leurs chars.
D’autres, comme Andja, cette dame serbe, qui a tout le temps peur de tout, sauf, dit-elle, de la mort, sont restés traumatisés pour toujours. Chacun a vécu les événement différemment, selon son caractère.
Il y a ainsi cette femme de confession juive, ancienne maître de conférence, restée seule après la rafle de sa famille, qui salue le geste d’un homme venu lui serrer la main le premier jour où elle a porté l’étoile jaune et qui se remémore ses paroles : « Mademoiselle, j’ai honte d’être français ».
« La guerre, dit-elle, c’est le seul truc important. Le reste, c’est du roman », ajoutant que durant les six années qu’a duré le conflit, c’est le seul signe d’empathie qu’elle ait reçu. Ou encore cette femme alsacienne à laquelle les Allemands interdisaient de parler le français…
Leurs récits me confortent dans l’idée que l’Histoire n’existe qu’à travers ce qu’ont ressenti les individus. L’histoire qu’on nous enseigne dans les manuels scolaires n’est finalement qu’une synthèse d’évènements que personne n’a réellement vécus.
En soi, le souvenir collectif n’existe pas. Je suis un fervent lecteur d’Eric Vuillard : sa manière de raconter l’histoire par l’expérience individuelle de quelques simples citoyens, comme il le fait dans « 14 juillet », par exemple, est passionnante.
Curieusement, les personnes qui se livrent devant la caméra, se plaignent peu.
Oui, contrairement aux idées reçues, les vieux se plaignent peu. Il est même extraordinaire de voir à quel point ils sortent des cases dans lesquelles on aimerait vouloir les ranger.
Certains évoquent, souvent avec beaucoup d’humour, d’anciens problèmes sociétaux qui reviennent dans l’actualité : on pense à cette fratrie d’octogénaires qui s’amuse encore des bisbilles entre école confessionnelle et école publique à une époque où fréquenter cette dernière était particulièrement mal vu.
Cela montre bien le caractère endémique des clivages sociétaux : ils s’atténuent un peu au fil du temps mais reviennent, s’atténuent de nouveau puis s’exacerbent… C’est toute la complexité du monde que décrit cette fratrie au moment où public et privé s’affrontent à nouveau aujourd’hui autour de l’éducation.
De même, j’adore le témoignage de cet ancien parachutiste Béarnais qui explique que, si l’on parle français dans sa région, c’est à la légèreté des femmes qu’on le doit. On est complètement dans le politiquement incorrect. Un homme plus jeune ne dirait jamais ça.
Le film est aussi une manière d’appréhender l’évolution des mentalités.
Avec ce couple de Bretons, lui communiste préférant voir la femme au foyer et elle gaulliste qui s’engage pour le matriarcat et l’indépendance des femmes, on est également loin du rationalisme des applications de rencontre.
Ils sont fantastiques, les Pencalet ! Aux antipodes de la rationalisation du monde que l’on voudrait nous imposer. L’être humain a besoin de contradictions, de hasards.
Ces gens nous montrent à quel point il est important de garder le mystère de la vie.
Autre couple passionnant, ces retraités qui, bien avant les débats autour de la délinquance, ont créé une association pour les enfants défavorisés après avoir été cambriolés par plusieurs d’entre eux, et qui revendiquent leur place dans la société.
« On a encore des choses à faire et à donner », disent-ils. Oui, ce sont les Erny, de Colmar. Quel exemple d’humanisme ! Pour avoir été cambriolé, je sais à quel point cette expérience est violente. Et pourtant, la première réaction de Marcelle et Jean-Jacques a été de se dire que les jeunes ont commis cet acte parce qu’ils étaient désœuvrés pendant les grandes vacances.
Ils ont donc organisé des activités sportives pour eux. Une sorte de centre de loisirs avec les moyens du bord. Au fil des ans, cette institution s’est développée et est devenue une véritable institution à Colmar. C’est merveilleux de se dire qu’en ne cédant pas à la colère, on peut transformer une expérience traumatisante en quelque chose de beau.
Beaucoup des intervenants du film évoquent leur disparition avec une certaine sérénité. De quoi apaiser nos propres angoisses vis-à-vis de la mort ?
D’une certaine manière, cette idée d’écouter ces gens qui sont en avance par rapport à nous sur le chemin de la vie était sans doute liée à l’envie de lutter contre cette crainte que j’ai et qu’ont beaucoup de gens face à la perspective de notre disparition.
Il me semble qu’avec l’âge, certaines personnes parviennent à avoir moins peur de l’échéance. Il y en a même qui sont très détendues par rapport à cela. Elles ont le sentiment d’avoir accompli quelque chose -parfois les choses les plus simples-, ou, comme Denise Darribère, les plus ultimes...
C’est extraordinaire , par exemple, de l’entendre parler en riant, avec une telle paix, de donner son corps à la science en interpellant le spectateur pour l’exhorter à faire de même. Elle est morte à présent et je me dis qu’elle doit bien se marrer dans cette chambre froide à attendre.
Il y a des personnes qui sont au contraire terriblement angoissées, comme Roland qui dit avoir acheté « Suicide mode d’emploi » et qui ajoute « J’ai la solution ». Ça reste un problème très personnel. On ne peut pas faire autrement que d’être seul face à cette perspective.