Mémoires et dépression : 4 questions à Francis Eustache et Catherine Thomas-Antérion

A l'occasion du Blue Monday (17 janvier 2022)* l'Observatoire B2V des Mémoires s'est penché sur les liens entre la mémoire et la dépression. Cette dernière peut-elle entrainer une perte de la mémoire ? Peut-elle être « réparée » une fois l'épisode dépressif terminé ? A-t-on déjà assez de recul pour connaître l'impact de la pandémie sur notre cerveau ? Francis Eustache, neuropsychologue, Président du Conseil Scientifique de l'Observatoire B2V des mémoires et Catherine Thomas-Antérion, neurologue et Docteur en neuropsychologie et membre du Conseil scientifique de l'Observatoire B2V des mémoires nous éclairent sur ces questions.

PAR SENIORACTU.COM | Publié le Jeudi 13 Janvier 2022

La dépression peut-elle entraîner une perte de la mémoire ?
La dépression est un terme générique qui regroupe des situations très différentes. Elle concerne une personne jeune ou âgée, un épisode unique ou récurrent et on distingue les dépressions simples ou accompagnées ou non d'autres troubles psychiques.
 
La personne dépressive présente une humeur triste, une perte des intérêts, une diminution de l'élan vital et de l'activité ; cette baisse de régime est ressentie comme source de fatigue. Le patient souffre d'un manque de confiance et d'estime de soi, de sentiments de culpabilité ou de dévalorisation.
 
Les idées suicidaires représentent un symptôme inquiétant, avec un risque suicidaire proportionnel à la gravité de la dépression. D'autres symptômes sont constants comme les troubles du sommeil et de l'alimentation.
 
La dépression n'est pas une maladie de la mémoire comme la maladie d'Alzheimer qui est souvent considérée comme le prototype de ces maladies. Les troubles de l'humeur vont toutefois entrainer des troubles de la mémoire, du fait des difficultés de concentration et du ralentissement idéomoteur.
 
Les insomnies modifient aussi la qualité de la consolidation, du fait des troubles du sommeil. Dans la maladie d'Alzheimer, on observe des troubles authentiques de la mémoire, c'est-à-dire que la personne ne parvient pas à enregistrer de nouvelles informations, tout en oubliant des informations et des souvenirs qu'elle avait pourtant acquises dans son passé.
 
Dans la dépression, il s'agit plutôt de troubles « apparents ». La personne souffrant de dépression a des difficultés à rappeler spontanément les informations. En revanche, et contrairement à la maladie d'Alzheimer, la personne dépressive est aidée par des indices de rappel (le début des mots présentés dans la phase d'encodage ou leur catégorie sémantique : c'était un nom d'animal, de fruit etc.) alors que ces indices aident peu le patient souffrant de maladie d'Alzheimer.
 
En plus des mécanismes de la mémoire temporairement altérés, les contenus peuvent être modifiés. Les idées noires envahissent les souvenirs qui, à leur tour, envahissent les pensées de la personne dépressive entrainant une sorte de cercle vicieux.
 
Un autre point notable est la distorsion de la perception du temps et de la projection dans le futur avec l'impression d'un temps qui s'accélère. Les souvenirs épisodiques biographiques sont rares, émoussés et « sur-généralisés », parce que le dépressif est replié sur lui-même pendant l'épisode avec une émotion émoussée et entièrement centrée sur la tristesse.
 
Et sur notre cerveau, quelles sont les traces laissées par une dépression ? Une fois l'épisode dépressif terminé, est-ce qu'on peut “réparer” la mémoire ?
Les recherches en neurosciences, qui utilisent notamment les méthodes d'imagerie cérébrale fonctionnelle vont dans le même sens que les descriptions cliniques et montrent un dysfonctionnement des circuits qui unissent les régions préfrontales et les hippocampes, impliquées dans le mémoire épisodique.
 
Ces altérations sont bien en accord avec les difficultés de rappel qui sont observées dans les tests de mémoire. Ce ne sont pas vraiment les mécanismes de la mémoire qui sont touchés, mais davantage les stratégies qui permettent à la mémoire de bien fonctionner.
 
Ces observations sont faites dans le cadre de la recherche sur des groupes de patients. Elles sont peu utiles en clinique courante, chez un patient singulier, contrairement à la maladie d'Alzheimer, où les méthodes d'imagerie cérébrale jouent un rôle de premier plan dans le diagnostic.
 
COVID-19 et dépression : a-t-on déjà assez de recul pour connaître l'impact de la pandémie sur notre cerveau et notre santé mentale ? Quelles sont les répercussions ?
La pandémie de COVID-19 et les situations de confinement ont entrainé pour certaines personnes avec ou sans antécédent aucun de fragilité psychique, une véritable épreuve avec toutefois de grandes disparités, selon les groupes sociaux et selon les situations de confinement.
 
De nombreuses études ont été menées à différents moments de cette crise sanitaire. Une hausse de l'anxiété a notamment été mise en évidence, parfois suivie par des symptômes dépressifs. Il est important maintenant de suivre les enquêtes régulières comme celles menées par Santé publique France pour estimer les effets durables d'une telle situation anxiogène chez ces personnes.
 
Il a été également enregistré une augmentation des addictions, élément de vulnérabilité à la dépression et comorbidité fréquente, ce qui exige des études complexes prenant en compte de nombreux paramètres.
 
Si on admet que la dépression modifie la cognition notamment en altérant le fonctionnement de l'attention, en ralentissant la vitesse de traitement des informations et en encodant ou récupérant les souvenirs plus laborieusement, que penser de l'effet des traitements psychotropes ? Aggravent-ils les difficultés de mémoire ?
Il s'agit d'une question très complexe sur laquelle il est difficile de généraliser compte-tenu de la variabilité des situations. On peut citer notamment : l'âge des patients, leurs comorbidités (c'est à dire les autres fragilités psychiques éventuelles ou la consommation de toxiques : alcool, cannabis etc.), le type de dépression : réactionnelle à une épreuve de vie ou endogène etc.
 
Le message consensuel -notamment celui des Recommandations de l'HAS (2017)- est de dire qu'une psychothérapie de soutien réalisée y compris par le médecin généraliste peut être proposée sans recours au médicament uniquement en cas de dépression modérée et ce avec toujours une évaluation à 4 ou 8 semaines pour revoir la nécessité d'introduire ou non un traitement médicamenteux, selon l'efficacité.
 
Lorsque cela est le cas ou en cas de dépression sévère qui le nécessite d'emblée, il est toujours recommandé d'accompagner le médicament d'une psychothérapie et lorsque cela est possible d'un accompagnement de l'entourage.
 
Le traitement antidépresseur est choisi en fonction :  1/ de la personne malade, 2/ des symptômes le nécessitant et toujours dans l'alliance médecin-malade. Ces traitements ont peu d'effets secondaires cognitifs et le plus souvent les personnes témoignent en retrouvant sommeil, élan vital et en diminuant les idées sombres d'un meilleur fonctionnement (« je commence à pouvoir lire de nouveau sans oublier ce que je viens de lire la page précédente »). 
 
Seules les benzodiazépines –qui ne sont plus prescrites que pour des courtes périodes dans le cadre d'une dépression par exemple, en cas d'insomnie rebelle- notamment celles à vie longues sont pourvoyeuses de très nombreux effets secondaires après 65 ans**.
 
Enfin, un certain nombre d'études épidémiologiques pose la question d'un sur-risque de troubles cognitifs majeurs (maladie d'Alzheimer mais pas seulement) lors de leur consommation prolongée, ce qui a conduit à un message d'alerte de l'ANSM et à une réflexion sur leur prescription.
 
*considéré depuis une quinzaine d'année comme étant le jour le plus déprimant de l'année.
**La balance bénéfice/risque est clairement défavorable pour les traitements chroniques, avec nombre d'effets indésirables potentiellement graves et source d'hospitalisation et de surmortalité́ : chutes, troubles cognitifs, troubles psychomoteurs et du comportement, accidents de la route, perte d'autonomie, survenue de tolérance et de dépendance, voire risque suicidaire selon une étude récente, rapport HAS, 2012.




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