Mémoire et dépression : quatre questions à Francis Eustache

A l’occasion du Blue Monday le 16 janvier, journée considérée comme la plus déprimante de l’année, l’Observatoire B2V des Mémoires revient sur les liens existants entre la mémoire et la dépression. Cette dernière peut-elle entraîner une perte de la mémoire ? Peut-elle être « réparée » une fois l’épisode dépressif terminé ? A-t-on assez de recul pour connaître l’impact de la pandémie sur notre cerveau ? Francis Eustache, neuropsychologue et président du Conseil Scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires a décidé de nous éclairer sur ces questions.

PAR SENIORACTU.COM | Publié le Vendredi 13 Janvier 2023


La dépression peut-elle entraîner une altération ou un mauvais fonctionnement de la mémoire ?

La dépression est un terme générique qui regroupe des situations très différentes. Elle concerne une personne jeune ou âgée, est faite d’un épisode unique ou récurrent, est simple ou accompagnée
d’autres troubles psychiques dont le plus fréquent l’anxiété (il s’agit des comorbidités).
 
Le sujet dépressif présente une humeur triste, une perte des intérêts, une diminution de l’élan vital et de l’activité ; cette baisse de régime est ressentie comme source de fatigue et le déprimé a du mal à se
lever le matin.
 
La personne souffre d’un manque de confiance et d’estime de soi, de culpabilité ou de dévalorisation. Les idées suicidaires sont un symptôme inquiétant, avec un risque suicidaire proportionnel à la gravité de la dépression. La dépression modifie le sommeil, la libido, l’alimentation : le poids est un bon élément de suivi.
 
La dépression n’est pas en tant que telle une maladie de la mémoire. Toutefois, la modification du moral peut modifier le fonctionnement de la mémoire (saisie et récupération des souvenirs), gêner la concentration et entrainer un ralentissement idéomoteur.
 
De plus, les insomnies modifient la qualité de la consolidation des souvenirs qui n’est plus renforcée pendant le sommeil. Ce dysfonctionnement est très différent de la maladie d’Alzheimer qui en altérant des éléments anatomiques du circuit de la mémoire conduit le malade à oublier des pans entiers de sa vie (souvenirs anciens), à être dans l’incapacité d’enregistrer de nouvelles informations et enfin à ne plus se projeter dans le futur (se rappeler par exemple ce qu’il doit faire le lendemain).
 
Le dépressif a des difficultés à se rappeler spontanément les informations. Dans les tests de mémoire, cela correspond aux conditions de rappel libre ou d’évocation spontanée. C’est un problème fonctionnel d’accès qui peut être amélioré avec des indices (le mot recherché est celui d’un animal) et dans la vie par le contexte ou un peu d’aide (retrouver le papier sur lequel on a marqué l’heure du RV). Au contraire, les indices aident peu ou pas le malade souffrant de maladie d’Alzheimer.
 
De plus, le contenu des souvenirs peut être modifié par les idées noires et ceux-ci, à leur tour, envahissent les pensées du dépressif entraînant un cercle vicieux et aggravant le moral. La distorsion de la perception du temps et notamment la projection dans le futur avec l’impression d’un temps qui s’accélère est aussi souvent rapportée.
 
Les souvenirs épisodiques biographiques sont rares, émoussés et « sur-généralisés », le dépressif replié sur lui-même est envahi par des émotions négatives où prédomine la tristesse.

Comment la dépression modifie-t-elle notre cerveau ? Une fois l’épisode dépressif résolu, la mémoire est-elle de nouveau efficace ?

Les recherches en neurosciences, en utilisant des méthodes d’imagerie cérébrale fonctionnelle, mesurent dans certaines conditions des variations de métabolisme correspondant aux descriptions cliniques et un dysfonctionnement des circuits qui relient les régions préfrontales (en avant du cerveau) et les hippocampes, impliquées dans la mémoire déclarative, l’attention, la concentration, la mémoire de travail et la vitesse de traitement.
 
Ces modifications concernent les régions sous-tendant les fonctions de contrôle : encodage et récupération ce qui se traduit dans les tests de mémoire par une évocation libre insuffisante. Ces observations sont faites dans le cadre de la recherche sur des groupes de patients.
 
Les examens d’imagerie n’ont pas d’intérêt dans le suivi d’un dépressif : l’IRM est normale (pas de lésion de structure) et au niveau individuel, les variations de métabolisme sont peu significatives contrairement à la maladie d’Alzheimer, où les examens d’imagerie cérébrale structurale (recherche d’une atrophie) et fonctionnelle (hypométabolisme) contribuent au diagnostic.
 
La dépression guérit, le fonctionnement de la mémoire est rétabli (comme le sommeil, l’appétit etc.) mais il peut demeurer une pauvreté des souvenirs biographiques collectés pendant cette période avec un excès de souvenirs tristes.

Que penser de l’effet des traitements psychotropes ? Aggravent-ils les difficultés de mémoire ?

Si on admet que la dépression modifie la cognition notamment en altérant le fonctionnement de l’attention, en ralentissant la vitesse de traitement des informations et en encodant ou récupérant les souvenirs plus laborieusement, que penser de l’effet des traitements psychotropes ? Aggravent-ils les difficultés de mémoire ?

La dépression est une maladie grave et le plus souvent la prise en charge sera médicamenteuse et psychothérapique.

La diversité des situations empêche une réponse générale. Il faut tenir compte de l’âge des patients, des autres fragilités psychiques dont l’anxiété ou la consommation de toxiques : alcool, cannabis etc., du type de dépression (réactionnelle à une épreuve de vie ou endogène), de la gravité.
 
Les Recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) rédigées par un collège d’experts (2017) indiquent qu’une psychothérapie de soutien réalisée y compris par le médecin généraliste est proposée sans recours au médicament uniquement en cas de dépression modérée. Une évaluation à 4 ou 8 semaines pour revoir la nécessité d’introduire ou non un traitement médicamenteux, selon l’efficacité, est impérative.
 
Un accompagnement insuffisamment efficace ou bien sûr une dépression sévère nécessite un médicament antidépresseur que l’on doit toujours accompagner d’une psychothérapie et autant que possible d’un accompagnement de l’entourage.
 
Le traitement antidépresseur est choisi en fonction : 1/ du malade, 2/ des symptômes et toujours dans l’alliance médecin-malade.

Ces traitements en respectant les règles de prescription ont peu d’effets secondaires cognitifs et le plus souvent les personnes témoignent en retrouvant sommeil, élan vital et en diminuant les idées sombres, observer d’elle-même un meilleur fonctionnement (« je commence à pouvoir lire de nouveau sans oublier ce que je viens de lire la page précédente »).
 
Les IRS sont la plupart du temps les classes thérapeutiques de référence. Les benzodiazépines sont un traitement de l’anxiété-panique et sont donc actuellement prescrites que si nécessaire et pour de courtes périodes. Les benzodiazépines à vie longue sont à risque de nombreux effets secondaires surtout après 65 ans et leur utilisation répond à des indications rares et très spécialisées.
 
« La balance bénéfice/risque est clairement défavorable pour les traitements chroniques, avec nombre d’effets indésirables potentiellement graves et source d’hospitalisation et de surmortalité́: chutes, troubles cognitifs, troubles psychomoteurs et du comportement, accidents de la route, perte d’autonomie, survenue de tolérance et de dépendance, voire risque suicidaire selon une étude récente. » (rapport HAS, 2012).
 
Certains registres (mais pas tous) ont rapporté la possibilité d’un sur-risque de troubles cognitifs majeurs (maladie d’Alzheimer mais pas seulement) lors de leur consommation prolongée, ce qui a conduit à un message d’alerte de l’ANSM et à intensifier la réflexion sur leur prescription.

COVID-19 et dépression : a-t-on déjà assez de recul pour connaître l’impact de la pandémie sur notre cerveau et notre santé mentale ? Quelles sont les répercussions ?

La pandémie de COVID-19 et les situations de confinement ont entraîné pour certaines personnes avec ou sans antécédents de fragilité psychique, une souffrance morale notable avec toutefois de grandes disparités, selon l’âge, le groupe social d’appartenance, l’habitat et le mode de vie, la vie seul
ou non, le type d’activité professionnelle ou les études plus ou moins malmenés et selon les
situations de confinement.
 
De nombreuses études ont été menées à différents moments de cette crise sanitaire. Une augmentation de l’anxiété est un des résultats les plus constants avec parfois des symptômes dépressifs associés ou décalés.
 
On observe aussi le développement de phobie sociale (isolement et évitement) et des réveils de traumatismes antérieurs. Il est important de suivre les enquêtes à venir menées par Santé publique France pour estimer les effets durables, et ce, notamment dans le contexte du conflit entre Russie et Ukraine qui perturbe souvent le sommeil et aggrave l’anxiété (angoisse nucléaire, crise de l’énergie, troisième guerre mondiale).
 
L’augmentation des addictions est enfin un fait très inquiétant et un élément de vulnérabilité de plus à la dépression. La difficulté de recueil (souvent déclaratif) et d’interprétation de ces études complexes doit être pris en compte.




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