Se souvenir de la crise sanitaire
La mémoire des grandes épidémies n’est finalement pas si présente dans nos représentations. Les êtres humains ont une fâcheuse tendance à oublier les catastrophes malgré leur prétention à tout sécuriser. Si on se souvient de la grippe espagnole de 1918 (50 millions de morts !), qui se souvient de la pandémie de grippe de Hong Kong en 1969 ?
Enormément de choses sont frappantes dans cette crise. Et on parlera pendant des années de cette situation de pandémie et de confinement mondial associés. Cette expérience de confinement pourrait d’ailleurs déclencher des expériences de remémoration très intéressantes, même si ce peut être aussi le contraire, selon les circonstances.
Ce qui distingue cette crise virale de la grippe de Hong Kong ou de la grippe espagnole, c’est la vitesse à laquelle elle progresse ainsi que les répétitions toujours plus rapprochées de telles crises, bien moins graves, depuis moins de vingt ans –dans un contexte de désinvestissement dans la santé publique dont on voit bien plus qu’il pourrait ruiner pour longtemps l’économie mondiale.
Outre le fait que le virus circule extrêmement rapidement et massivement dans le monde entier, il est très contagieux, et cette situation pourrait engendrer ainsi la panique dans un monde de « post-vérité » où plus personne ne fait plus confiance à personne.
Notre modèle économique actuel est centré sur une hyper communication physique et symbolique entre quasi toutes les places du monde, ce qui augmente considérablement le danger. Ce modèle qui est aussi celui de la « data economy » est très dangereux parce qu’il élimine la diversité, qui est la condition de la résilience.
En voulant tout optimiser par les algorithmes, on diminue la résilience tout en vivant à flux tendu –ce dont on voit les effets en termes de pénuries diverses. On a vulnérabilisé la société humaine dans sa globalité et à un point jamais atteint. Cette irresponsabilité doit cesser.
Le confinement peut réactiver la mémoire et le sens d’autres modes de vie antérieurs
Je travaille en ce moment sur des territoires sociaux sur un projet expérimental et contributif, avec des équipes de soignants, impliquant des parents et leurs enfants exposés aux smartphones. Nous avons décidé de maintenir notre lien malgré la crise et nous travaillons sur la question « qu’est-ce que vivre confinés en ce moment ? ».
Dans le confinement, il y a beaucoup de situations possibles, mais dans tous les cas, l’évidence est que l’on interrompt un certain nombre de choses, et ce moment peut permettre de créer de la réflexion, à la fois individuellement et collectivement, si cela est un peu accompagné.
Cela peut conduire à un retour sur la mémoire et le sens de choses que l’on faisait avant, et dont on a souvent perdu les pratiques familiales, qui sont aussi des pratiques éducatives, par exemple dans la cuisine. A partir de telles questions, on peut réfléchir à ce que cela signifie de faire quelque chose ensemble – et aux dangers d’oublis que représentent à cet égard les smartphones, chez les petits comme les grands.
À partir de là, on peut en venir à se demander individuellement et collectivement pourquoi on ne renoue pas avec ces modes de vie, sans pour autant revivre comme au 20e siècle. Le confinement amène ainsi, parfois, à une réflexion sur nos modes de vie.
De là, il faudrait tirer des enseignements plus généraux – et je précise que nous travaillons sur ces questions mais aussi sur une nouvelle façon de concevoir la ville avec les habitants grâce aux technologies numériques, sur la cuisine et l’agriculture urbaine, sur l’énergie, sur la mobilité, dans un contexte d’expérimentation d’une économie contributive fondée sur la revalorisation des savoirs et de la localité en relation étroite avec les habitants.
Ne pas soumettre nos expériences et de nos mémoires psychiques aux mémoires machiniques
L’actuelle économie est fondée sur une information qui se substitue aux savoirs et qui est elle-même intégralement calculable – faisant de nous des êtres calculés, mimétiques et télécommandés.
Il faut développer un nouveau modèle d’informatique théorique qui valorise ce qui n’est pas calculable tout en utilisant pour cela le calcul – comme c’est le cas en musique par exemple : la musique est fondée d’une part sur le calcul, d’autre part sur son dépassement.
Il faut repenser l’informatique, arrêter de tout confier aux algorithmes et remettre en place des dispositifs de délibération entre médecins, entre banquiers – entre habitants des territoires et en valorisant la diversité des localités, etc. Le système actuel repose intégralement sur des ratios automatisés qui tendent à éliminer les incalculables. Confrontés à ces incalculables, les systèmes peuvent entrer alors en crise.
Pour la question actuelle de pénurie des masques, on a sous-estimé les risques. On a oublié que les risques ne sont jamais dans les calculs de moyennes.
Il n’y a pas de doute pour moi que ce que nous vivons maintenant est un terrible avertissement à l’humanité et que c’est sur ce terrain de la revalorisation des savoirs, des localités, de la diversité et de la délibération que résident les questions primordiales – qui conditionnent toutes les autres.
Nous n’avons pas tiré de leçon de la crise financière de 2008. Toute la question est de savoir si l’homme va enfin apprendre quelque chose de cette crise du COVID-19.
Apprendre signifie se remettre en cause. S’il faut le faire dans l’urgence, ce qui n’est pas idéal pour la réflexion, profitons cependant du confinement pour réfléchir, travailler et élaborer la suite.
Bernard Stiegler est membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires.
Engagé dans le soutien à la recherche, à la vulgarisation et à la diffusion des connaissances scientifiques sur la mémoire sous toutes ses formes, individuelle, collective, numérique…, l’Observatoire B2V des Mémoires compte parmi les membres de son Conseil scientifique pluridisciplinaire Bernard Stiegler.
Philosophe, Bernard Stiegler dirige depuis avril 2006 l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) créé à son initiative au sein du Centre Georges Pompidou.
La mémoire des grandes épidémies n’est finalement pas si présente dans nos représentations. Les êtres humains ont une fâcheuse tendance à oublier les catastrophes malgré leur prétention à tout sécuriser. Si on se souvient de la grippe espagnole de 1918 (50 millions de morts !), qui se souvient de la pandémie de grippe de Hong Kong en 1969 ?
Enormément de choses sont frappantes dans cette crise. Et on parlera pendant des années de cette situation de pandémie et de confinement mondial associés. Cette expérience de confinement pourrait d’ailleurs déclencher des expériences de remémoration très intéressantes, même si ce peut être aussi le contraire, selon les circonstances.
Ce qui distingue cette crise virale de la grippe de Hong Kong ou de la grippe espagnole, c’est la vitesse à laquelle elle progresse ainsi que les répétitions toujours plus rapprochées de telles crises, bien moins graves, depuis moins de vingt ans –dans un contexte de désinvestissement dans la santé publique dont on voit bien plus qu’il pourrait ruiner pour longtemps l’économie mondiale.
Outre le fait que le virus circule extrêmement rapidement et massivement dans le monde entier, il est très contagieux, et cette situation pourrait engendrer ainsi la panique dans un monde de « post-vérité » où plus personne ne fait plus confiance à personne.
Notre modèle économique actuel est centré sur une hyper communication physique et symbolique entre quasi toutes les places du monde, ce qui augmente considérablement le danger. Ce modèle qui est aussi celui de la « data economy » est très dangereux parce qu’il élimine la diversité, qui est la condition de la résilience.
En voulant tout optimiser par les algorithmes, on diminue la résilience tout en vivant à flux tendu –ce dont on voit les effets en termes de pénuries diverses. On a vulnérabilisé la société humaine dans sa globalité et à un point jamais atteint. Cette irresponsabilité doit cesser.
Le confinement peut réactiver la mémoire et le sens d’autres modes de vie antérieurs
Je travaille en ce moment sur des territoires sociaux sur un projet expérimental et contributif, avec des équipes de soignants, impliquant des parents et leurs enfants exposés aux smartphones. Nous avons décidé de maintenir notre lien malgré la crise et nous travaillons sur la question « qu’est-ce que vivre confinés en ce moment ? ».
Dans le confinement, il y a beaucoup de situations possibles, mais dans tous les cas, l’évidence est que l’on interrompt un certain nombre de choses, et ce moment peut permettre de créer de la réflexion, à la fois individuellement et collectivement, si cela est un peu accompagné.
Cela peut conduire à un retour sur la mémoire et le sens de choses que l’on faisait avant, et dont on a souvent perdu les pratiques familiales, qui sont aussi des pratiques éducatives, par exemple dans la cuisine. A partir de telles questions, on peut réfléchir à ce que cela signifie de faire quelque chose ensemble – et aux dangers d’oublis que représentent à cet égard les smartphones, chez les petits comme les grands.
À partir de là, on peut en venir à se demander individuellement et collectivement pourquoi on ne renoue pas avec ces modes de vie, sans pour autant revivre comme au 20e siècle. Le confinement amène ainsi, parfois, à une réflexion sur nos modes de vie.
De là, il faudrait tirer des enseignements plus généraux – et je précise que nous travaillons sur ces questions mais aussi sur une nouvelle façon de concevoir la ville avec les habitants grâce aux technologies numériques, sur la cuisine et l’agriculture urbaine, sur l’énergie, sur la mobilité, dans un contexte d’expérimentation d’une économie contributive fondée sur la revalorisation des savoirs et de la localité en relation étroite avec les habitants.
Ne pas soumettre nos expériences et de nos mémoires psychiques aux mémoires machiniques
L’actuelle économie est fondée sur une information qui se substitue aux savoirs et qui est elle-même intégralement calculable – faisant de nous des êtres calculés, mimétiques et télécommandés.
Il faut développer un nouveau modèle d’informatique théorique qui valorise ce qui n’est pas calculable tout en utilisant pour cela le calcul – comme c’est le cas en musique par exemple : la musique est fondée d’une part sur le calcul, d’autre part sur son dépassement.
Il faut repenser l’informatique, arrêter de tout confier aux algorithmes et remettre en place des dispositifs de délibération entre médecins, entre banquiers – entre habitants des territoires et en valorisant la diversité des localités, etc. Le système actuel repose intégralement sur des ratios automatisés qui tendent à éliminer les incalculables. Confrontés à ces incalculables, les systèmes peuvent entrer alors en crise.
Pour la question actuelle de pénurie des masques, on a sous-estimé les risques. On a oublié que les risques ne sont jamais dans les calculs de moyennes.
Il n’y a pas de doute pour moi que ce que nous vivons maintenant est un terrible avertissement à l’humanité et que c’est sur ce terrain de la revalorisation des savoirs, des localités, de la diversité et de la délibération que résident les questions primordiales – qui conditionnent toutes les autres.
Nous n’avons pas tiré de leçon de la crise financière de 2008. Toute la question est de savoir si l’homme va enfin apprendre quelque chose de cette crise du COVID-19.
Apprendre signifie se remettre en cause. S’il faut le faire dans l’urgence, ce qui n’est pas idéal pour la réflexion, profitons cependant du confinement pour réfléchir, travailler et élaborer la suite.
Bernard Stiegler est membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires.
Engagé dans le soutien à la recherche, à la vulgarisation et à la diffusion des connaissances scientifiques sur la mémoire sous toutes ses formes, individuelle, collective, numérique…, l’Observatoire B2V des Mémoires compte parmi les membres de son Conseil scientifique pluridisciplinaire Bernard Stiegler.
Philosophe, Bernard Stiegler dirige depuis avril 2006 l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) créé à son initiative au sein du Centre Georges Pompidou.